L’ERREUR SPIRITE

Une des grandes erreurs des philosophes modernes consiste à confondre le concevable et l’imaginable. Cette erreur est particulièrement visible chez Kant, mais elle ne lui est pas spéciale, et elle est même un trait général de la mentalité occidentale, du moins depuis que celle-ci s’est tournée à peu près exclusivement du côté des choses sensibles. Pour quiconque fait une semblable confusion, il n’y a évidemment pas de métaphysique possible. Le monde corporel, comportant des possibilités indéfinies, doit contenir des êtres dont la diversité est pareillement indéfinie. Pourtant, ce monde tout entier ne représente qu’un seul état d’existence, défini par un certain ensemble de conditions déterminées, qui sont communes à tout ce qui s’y trouve compris, encore qu’elles puissent s’y exprimer de façons extrêmement variées. Si l’on passe d’un état d’existence à un autre, les différences seront incomparablement plus grandes, puisqu’il n’y aura plus de conditions communes, celles-là étant remplacées par d’autres qui, d’une façon analogue, définissent cet autre état. Il n’y aura donc plus, cette fois, aucun point de comparaison avec l’ordre corporel et sensible envisagé dans son intégralité, et non plus seulement dans telle ou telle de ses modalités spéciales, comme celle qui constitue, par exemple, l’existence terrestre.

L’HOMME ET SON DEVENIR SELON LE VÊDÂNTA ET LE SYMBOLISME DE LA CROIX ET LES ÉTATS MULTIPLES DE L’ÊTRE

René Guénon Ce n’est pas parce que la « science sacrée » a été odieusement caricaturée, dans l’Occident moderne, par des imposteurs plus ou moins conscients, qu’il faut s’abstenir d’en parler et paraître, sinon la nier, du moins l’ignorer. Bien au contraire, nous affirmons hautement, non seulement qu’elle existe, mais que c’est d’elle seule que nous entendons nous occuper. La croix, est un symbole qui, sous des formes diverses, se rencontre à peu près partout, et cela dès les époques les plus reculées. Elle est donc fort loin d’appartenir proprement et exclusivement au christianisme comme certains pourraient être tentés de le croire. Ce que nous avons essentiellement en vue, c’est le sens métaphysique, le premier et le plus important de tous, puisque c’est proprement le sens principiel. Maintenant, si l’on veut, toujours en ce qui concerne la considération de l’état humain, relier le point de vue individuel au point de vue métaphysique, comme on doit toujours le faire s’il s’agit de « science sacrée », et non pas seulement de savoir « profane », nous dirons ceci : la réalisation de l’être total peut s’accomplir à partir de n’importe quel état pris comme base et comme point de départ, en raison même de l’équivalence de tous les modes d’existence contingents au regard de l’Absolu ; elle peut donc s’accomplir à partir de l’état humain aussi bien que de tout autre, et même, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, à partir de toute modalité de cet état, ce qui revient à dire qu’elle est notamment possible pour l’homme corporel et terrestre.
René Guénon, né le 15 novembre 1886 à Blois, décédé au Caire le 7 janvier 1951

LE RÈGNE DE LA QUANTITÉ ET LES SIGNES DES TEMPS

René Guénon « Cette prétention de tout mettre ‘‘à la portée de tout le monde’’ que nous avons déjà signalée comme une conséquence des conceptions ‘‘démocratiques’’, revient en somme à vouloir abaisser la connaissance jusqu’au niveau des intelligences les plus inférieures. Il ne serait que trop facile de montrer les inconvénients multiples que présente, d’une façon générale, la diffusion inconsidérée d’une instruction qu’on prétend distribuer également à tous, sous des formes et par des méthodes identiques, ce qui ne peut aboutir, qu’à une sorte de nivellement par en bas : là comme partout, la qualité est sacrifiée à la quantité. Il est vrai, d’ailleurs, que l’instruction profane dont il s’agit ne représente en somme aucune connaissance au véritable sens de ce mot, et qu’elle ne contient absolument rien d’un ordre tant soit peu profond ; mais, à part son insignifiance et son inefficacité, ce qui la rend réellement néfaste, c’est surtout qu’elle se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle tend à nier tout ce qui la dépasse, et qu’ainsi elle étouffe toutes les possibilités se rapportant à un domaine plus élevé ; il peut même sembler qu’elle soit faite expressément pour cela, car l’’’uniformisation’’ moderne implique nécessairement la haine de toute supériorité. C’est ici qu’apparaît aussi nettement que possible la confusion avec l’instruction profane, désignée par ce terme de ‘‘culture’’ qui est devenu de nos jours une de ses dénominations les plus habituelles ; c’est là quelque chose qui n’a pas le moindre rapport avec l’enseignement traditionnel ni avec l’aptitude à le recevoir ; et au surplus, comme la soi-disant élévation du ‘‘niveau moyen’’ a pour contrepartie inévitable la disparition de l’élite intellectuelle, on peut bien dire que cette ‘‘culture’’ représente très exactement le contraire d’une préparation à ce dont il s’agit »

LE ROI DU MONDE ET L’ÉSOTÉRISME DE DANTE ET LA GRANDE TRIADE

René Guénon Les anciens initiés participaient indistinctement à tous les cultes extérieurs, suivant les coutumes établies dans les divers pays où ils se trouvaient ; et c’est aussi parce qu’il voyait cette unité fondamentale, et non par l’effet d’un « syncrétisme » superficiel, que Dante a employé indifféremment, selon les cas, un langage emprunté soit au christianisme, soit à l’antiquité-gréco romaine. La métaphysique pure n’est ni païenne ni chrétienne, elle est universelle. Il est de l’essence même du symbolisme initiatique de ne pouvoir se réduire à des formules plus ou moins étroitement systématiques, comme celles où se complaît la philosophie profane ; le rôle des symboles est d’être le support de conceptions dont les possibilités d’extension sont véritablement illimitées, et toute expression n’est elle-même qu’un symbole. Beaucoup comprendront sans doute, par le seul titre de cette étude, qu’elle se rapporte surtout au symbolisme de la tradition extrêmeorientale, car on sait assez généralement le rôle que joue dans celle-ci le ternaire formé par les termes « Ciel, Terre, Homme » (Tien-ti-jen) ; c’est ce ternaire que l’on s’est habitué à désigner plus particulièrement par le nom de « Triade », même si l’on n’en comprend pas toujours exactement le sens et la portée, que nous nous attacherons précisément à expliquer ici, en signalant d’ailleurs aussi les correspondances qui se trouvent à cet égard dans d’autres formes traditionnelles ; nous y avons déjà consacré un chapitre dans une autre étude, mais le sujet mérite d’être traité avec plus de développements.

ORIENT ET OCCIDENT ET CRISE DU MONDE MODERNE ET AUTORITÉ SPIRITUELLE ET POUVOIR TEMPOREL

René Guénon Le préjugé chimérique de l’« égalité » va à l’encontre des faits les mieux établis, dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre physique. C’est la négation de toute hiérarchie naturelle, et c’est l’abaissement de toute connaissance au niveau de l’entendement borné du vulgaire. Lorsque nous avons, il y a quelques années, écrit Orient et Occident, nous pensions avoir donné, sur les questions qui faisaient l’objet de ce livre, toutes les indications utiles, pour le moment tout au moins. Depuis lors, les événements sont allés en se précipitant. Ces précisions s’imposent d’autant plus que nous avons vu s’affirmer de nouveau, en ces derniers temps, et sous une forme assez agressive, quelques-unes des confusions que nous nous sommes déjà attaché précisément à dissiper. Tout ce que nous dirons ici, nous l’aurions dit tout aussi bien, et exactement de la même façon, si les faits qui appellent aujourd’hui l’attention sur la question du spirituel et du temporel ne s’étaient pas produits. Les circonstances présentes nous ont seulement montré, plus clairement que jamais, qu’il était nécessaire et opportun de le dire. Elles ont été l’occasion qui nous a amenés à exposer maintenant certaines vérités, mais qui ne semblent pas susceptibles d’une application aussi immédiate. La méconnaissance qui est impliquée dans la théorie « égalitaire » si chère au monde moderne, théorie qui est contraire à tous les faits les mieux établis, et qui est même démentie par la simple observation courante, puisque l’égalité n’existe nulle part en réalité. ; mais ce n’est pas ici le lieu de nous étendre sur ce point.